21 novembre, vers 21h00: message aux parents: « Je viens d'apprendre le décès de Vincent. Je suis avec vous Robert et Monique et veux vous dire que nous ne l'oublierons jamais. Sa générosité, son humour, son leadership. Ce fut un vrai leader de sa vie et de celle des autres. Il avait le sens du service et était un vrai 'rouge', bouillonnant, affectueux, dans le relationnel. Nous continuerons son œuvre pour les jeunes migrants et les enfants ».
Depuis le 13 novembre et l’annonce bouleversante de l’accident de Vincent, mes pensées ont été tournées vers l’action – en résumé, coordonner la gestion de crise avec ma collègue Caroline Monin. Nous avons été nombreux à nous mobiliser à Lausanne, à Budapest et partout où Vincent a laissé des marques sur son passage.
Les yeux sur la balle et pleinement dans l’action pour communiquer, accueillir la famille dignement, accomplir les tristes formalités d’usage et coordonner l’équipe, je n’ai pas pris le temps de l’acceptation. De tout simplement reconnaître et assimiler le décès de l’un des nôtres. Et il y a maintenant sa terrible absence du lundi matin, avec un bureau vide.
Hier dimanche, la famille a pu rendre un dernier hommage devant la dépouille de Vincent, à l’Hôpital militaire où il est décédé. Le rapatriement du corps en France va prendre du temps. Le rythme de nos journées, involontairement ralenties par la paperasserie nous rend le temps de la réflexion.
« You are a Great Leader »
Ayant passé ces derniers jours avec Zsófi sa femme, Robert et Monique les parents de Vincent, Pascal son frère, Antoine et Julien ses enfants et Hélène leur mère : je me suis rendu compte à quel point je n’avais fait que gratter la surface de sa personnalité complexe et haute en couleur.J’ignorai par exemple que Vincent avait écrit, dans une autre vie (albanaise) des centaines de poèmes (plus de 500 dit Monique mais elle est un peu du Sud :-) et couché sur la toile des dizaines de peintures à l’acrylique. Homme à la créativité débordante, il était aussi celui de nous tous qui était le plus sensible, le plus « rouge » (par rapport au bleu pragmatique et au vert créatif et visionnaire) c’est-à-dire porté sur les relations interpersonnelles et l’affectif, selon un test de personnalité en couleur fait en équipe en juin dernier.
Tous les participants à cet atelier ont été bluffés par Vincent. Alors que la moitié des collègues avaient les yeux bandés et que les autres étaient des muets qui guidaient les aveugles, sa belle voix grave et chaude avait guidé tout le groupe dans un exercice périlleux, avec un issue incertaine nous avait-on dit. Peu d’équipes réussissent l’exercice. Vincent était peu sûr de lui au début mais il avait gagné en confiance rapidement. L’exercice ô combien épique réussi, il avait accepté les signes d’admiration et de sympathie avec humilité. Lors du débriefing, je lui lance avec émotion: « You are a great leader !».
Je connais Vincent depuis 2007, le temps de la belle moustache et des actions qui avaient fait grand bruit contre les trafiquants d’enfants en Albanie. Vincent, acteur de terrain haut en couleur, à la forte personnalité et tout droit sorti d’un film de Michel Audiard, avait été repéré pour son brio. Il était au Siège, au Mont-sur-Lausanne pour mon premier jour à Terre des hommes. L'existence de cet homme était pour moi la confirmation que Terre des hommes, malgré sa taille (plus modeste à l’époque) pouvait faire de grandes choses. Je l’admirais déjà.
Sa réputation de pionnier l'avait précédé dans la région Europe, que je rejoins en 2011. Mieux connu lors d’une mission d’évaluation interne qu’il a menée à Jérusalem et Gaza, je continue à explorer le bonhomme. Lors de longues discussions chez moi ou au restaurant Azzahra, j’ai mesuré à quel point il était passionné, torturé parfois, inquiet mais surtout extrèmement fier de ses enfants. Nous avons parlé jusqu’au bout de la nuit. Il avait été sensible au charme d’une vue imprenable sur le Dôme du Rocher depuis le Mont des Oliviers. En Jordanie il avait fortement appuyé et enclenché une dynamique régionale, vers plus de décentralisation et de régionalisation auxquelles il croyait fortement. C'était son côté vert, créatif.
En parlant de poèmes il est vrai que si j’avais été plus attentif, j’aurai pu saisir à quel point ses écrits étaient bien calibrés, ses mails bien ciselés, jamais dénués d’humour. Il aimait écrire. Par exemple ce mail d’août dernier où il renvoyait un document : « Ce dossier, sensible s'il en est, s'est égaré un temps dans la vague rouge de Lotus en été... Poésie me direz-vous, et bien non, le document est complété, paraphé et signé. ». Les emails non lus sur Lotus étaient marqués en rouge.
"Migration is Beautiful"
Comme un lundi matin: aujourd’hui est une de ces journées gris anthracite qui hésite entre automne et hiver, où la pluie ne sait pas si elle deviendra neige. Alors que Colvert a migré sans crier gare vers des prairies plus vertes et des cieux plus cléments, je me rappelle les nombreuses discussions que nous avons eu.
Quelques heures avant son accident, l’après-midi du 13 novembre, nous avons eu notre cours hebdomadaire de Hongrois. Il y a Vincent donc, un autre collègue Sam et le professeur de Hongrois, Tamas, nous sommes dans une petite salle, au bureau. Vincent est hilarant quasi en permanence mais se lâche encore plus pendant ce cours de hongrois qu’il affectionne particulièrement. Et ce jour-là il me fait hurler de rire, comme jamais, avec une blague de potache irrésistible. Voyant l’effet qu’elle procure, que les oreilles chastes ne sauraient entendre, il répète ce bon mot plusieurs fois. Je suis plié de rire pendant 5 bonnes minutes. Le plus dur est de l’expliquer aux non-francophones :-)
C’est mon dernier souvenir de Vincent. Plutôt que des questions de budgets, d’audits ou des sensibilités différentes sur certains dossiers, je me souviendrai de cette faconde, de son esprit libre et frondeur, de son affection pour les siens. Une générosité sans bornes et un sens du service hors du commun. Sa bataille contre la « bête xénophobe » continuera à nous inspirer.
Un homme qui grâce au projet TACT qu’il avait conçu et mis en oeuvre, avait obtenu le prix des droits de l’homme de la République française. Loin de se mettre en avant, il avait envoyé son équipe albanaise recevoir le prix. C'est tout lui.
Jamais je n’oublierai Vincent. Et pendant longtemps, aussi longtemps que nous pourrons, le bureau régional, la Région Europe et Terre des hommes tout entière continuera son œuvre en faveur des enfants et jeunes migrants.
Antoine, Julien et Lili : vous êtes fortement dans mes pensées. Votre père est quelqu’un qui compte beaucoup pour moi, pour Terre des hommes et de nombreux collègues et amis. Il va continuer à nous aider lorsque nous aurons des choix difficiles, et que nous hésiterons entre nos côtés bleu, rouge ou vert. Il sera là pour nous rappeler, et à vous aussi, que ce qui compte dans la vie c’est d’apprendre, toujours apprendre, de développer des connaissances mais aussi de créer des liens forts et de transmettre à d'autres. De ce que j’ai vu de vous, de vos personnalités et de vos potentiels, Il a déjà énormément transmis et continuera à le faire. Nous sommes à vos côtés.