Kiripi Katembo
Ecrit le 11/05/2015
Il est impossible d’observer les photographies de Kiripi Katembo et de ne pas se poser une multitude de questions. On pourrait se demander quelle est la raison de ce capharnaüm omniprésent et pourquoi tout a toujours l’air à l’envers même lorsque ce n’est pas le cas. Selon cet artiste, à Kinshasa les objets volants – ou non – non identifiés ne seraient donc pas des aberrations ? Les silhouettes des gens qu’on y voit on l’air de reflets d’êtres, pourtant ils sont quasi palpables, on peut même ressentir ce qui les anime alors que parfois on ne discerne que leur ombre. Le spectacle que Kiripi nous offre est-il une vision d’aujourd’hui ou de demain ? Certainement pas d’hier. Même si l’on remarque sur chaque cliché comme des traces d’usure ; le genre de stigmates que l’on peut observer sur des objets ayant percuté la couche atmosphérique à grande vitesse et obligés d’affronter la chaleur extrême du frottement, de balayer sur son passage des particules de toutes sortes, de se confronter à des phénomènes physiques et chimiques, tels ces vaisseaux de retour de l’espace intersidéral.
Tout cela semble étrange mais pas tant que cela, considérant le lieu de provenance du photographe : Kinshasa. On constate que Kiripi Katembo déploie une mise scène très poussée sur ses photos. Comment ne pas y avoir recours ? Dans la capitale de la République démocratique du Congo, tout est mis en scène. Chacun dirige sa gestuelle comme il veut, chaque mot prononcé doit faire mouche, la posture que l’on adopte prend une signification essentielle. Le charisme est d’ailleurs parfois une question de vie ou de mort. Parce que, faut savoir aussi, il est né quand, Kiripi Katembo Siku ? En 1979 ? Il a vu le jour en pleine dictature mobutienne, une époque où les rejetons – même dans les familles des opposants – prononçaient Mobutu, Tututu, ou Papa bo ! Avant de dire Papa et Maman. C’était un temps où dès l’école secondaire il fallait impérativement apprendre à corrompre le professeur avec de l’argent si on voulait éviter l’échec. C’était une époque où le mérite ne valait rien dès lors qu’on avait assisté aux pillages de septembre 91’ et janvier 93’ où on avait pu se servir comme on voulait comme un véritable ministre. Il y avait aussi ces périodes où les aînés désobéissaient à l’Etat et allaient affronter les militaires sur les boulevards lors d’émeutes qui confinaient à la guérilla urbaine, les victimes en rapport. La génération née ces années-là n’a appris qu’une chose : se battre. Contre la dictature et la mauvaise gouvernance, pour mettre la main sur l’unique repas de la journée, pour pouvoir poursuivre des études décentes, pour ne pas mourir trop brutalement d’une malaria plus vicieuse que la précédente. Mais pas que pour tout cela ; il fallait se battre pour créer, également.
Il y a eu un long boycott du Congo. A la fin de l’ère Mobutu, plus personne ne s’intéressait à ce qui se passait là-bas. Puis, après la guerre de « Libération », il y a eu cette guerre dite « Injuste », qui nous a été imposée depuis la frontière Est. Les millions de morts, la désolation de tout un peuple, le manque de tout, y compris de repères. Mais à force de tourner sur place comme une toupie déboussolée, il arrive un moment où le vertige vous accapare, et le vertige, c’est parfait pour la création artistique. Quand, sur le marché, on ne trouve plus d’instrument de musique, on fait quoi ? On en fabrique. Une boite de conserve usagée, un câble, une branche, le tout mis ensemble, suffisent, pour se faire entendre. En y branchant un microphone, le monde entier sera obligé de vous écouter. L’architecture est délabrée et couverte de moisissures ? Qu’importe ! Ce seront les êtres humains qui porteront la flamboyance de la capitale, et ce, sur leur propre corps. Ils constitueront les façades de la ville. Partout, de la Présidence de la République aux ligals , en passant par le parlement et les universités, le sens n’existe plus. Et alors ? On va en bâtir un nouveau, flambant neuf, comme on n’en a encore jamais vu sur terre, même s’il sera composé de bric et de broc. L’académisme, du coup est devenu l’attitude qu’il faut défier à tout prix. L’orthodoxie n’a jamais rien apporté au Congo. On a déjà essayé. Tout préjugé est désormais devenu obsolète. Les artistes sont, alors, obligés de se faire violence pour trouver des formes et des esthétiques innovantes. Puisque, ayant grandi dans la guerre, ils savent qu’il faut déployer une puissance de feu et un courage surhumain pour remporter une victoire. Le seul risque est de tomber au champ de bataille. Mais ne dit-on pas que, Oyo ekoya, eya ?
Alors, sur toute l’étendue de la ville de Kinshasa, les artistes s’y sont mis à outrance. Ils se sont totalement investis pour créer. En musique, de nouveaux sons sont apparus. En littérature, des écrivains sont parvenus à mettre en place une langue novatrice, une façon de s’exprimer singulière. Dans le domaine des arts plastiques, toute matière sera magnifiée à condition de se soumettre au délire d’un démiurge. Pour ce qui touche aux arts visuels, le photographe et vidéaste Kiripi Katembo se démarque très vite des précurseurs tel Jean Depara . Il s’agit d’inventer de nouveaux langages, des dialectes du futur. Ses images évoquent ce qu’il voit ; une société en proie à des turbulences, une société en mutation. On ressent constamment ce vertige évoqué plus haut mais souvent aussi, il peut ressembler à celui qu’engendre la faim. Il suffit de parcourir les avenues de Kimbaseke ou de Matete pour identifier cette même poussière présente sur chacun de ses clichés. Comparons la lueur crépusculaire qu’il capte, au coucher du soleil kinois et on comprend vite qu’ils sont pareils. Il n’est toutefois pas vain de savoir que c’est le moment le plus menaçant de la journée parce que l’astre en déclinant sifflera bientôt la fin du marathon pour la survie. Les représentations de l’imaginaire issu de la ville de Kinshasa ne sont pas toujours ce que l’on pourrait croire, alors Kiripi photographie en plongée ou en contre-plongée dans une tentative de dresser une carte pour que les choses et les situations puissent être lisibles, claires. Des rochers, du minerai de colombo-tantalite, de cuivre, de germanium, la terre elle-même, planent comme des malédictions. L’eau, omniprésente dans sa cosmogonie, reflète, n’abreuve pas, ne pourrait d’ailleurs étancher aucune soif. Elle sert de miroir à notre monde, elle suggère à la société de se regarder bien en face. Et puis, il y a cette femme parcourant dans des tons ciel de plomb et ocre une terre couverte de braises mais avançant malgré tout. Ses pieds paraissent ne pas toucher le sol, telle La Gradiva à Pompéi, marchant au-dessus de la lave sans se brûler. Parce que Kiripi, avec poésie, joue à l’augure aussi. Il prévient que c’est facile de glisser vers ce que l’on décrit à Kinshasa comme : ko vivre na kati ya système ya lifelo ; le système qui fait qu’on brûle mais on ne se consume pas. Il faut faire attention, rester vigilant, parce que cela peut durer une éternité si on ne prend garde.